La fameuse bénédiction du vin en latin. - Participation au concours de nouvelles Mange Lille!
Et
ils passèrent à table. Depuis la fenêtre de la cuisine, je les observais discrètement.
Chacun était à sa place attitrée et connaissait son rôle sur le bout des
doigts. Là où ils devaient se placer, comment ils devaient se tenir, à quel
moment ils pouvaient manger, boire, parler, répondre, intervenir. On aurait dit
un ballet.
Ils
étaient disposés autour de l’imposante table en chêne massif, dont se vantait
toujours mon grand-père. Ma grand-mère, en bonne épouse calabraise,
respectueuse des codes et de la tradition familiale, y avait fait poser, dès
l’acquisition du meuble, une plaque en verre trempé. L’ensemble était surmonté
d’un gigantesque napperon en crochet, comme on en trouvait en réalité, sur
toutes les tables en chêne dans toutes les maisons de mineurs du Nord de la
France à cette époque, principalement dans la communauté italienne.
De
là où j’étais, je pouvais observer toute la scène, sans que personne ne
s’inquiète de ma disparition en cuisine. Après tout, aux yeux de tous, c’était
bien le lieu le plus naturel pour une femme, tablier et cheveux noués, prête à
l’attaque pour le marathon que représentait un repas de fête familial. Je
m’amusais de cet état d’esprit général, cela m’attendrissait plus qu’autre chose,
même si avec les années, les responsabilités ne faisaient que s’accroître pour
les femmes de la famille. Le bien-être de tous était entre nos mains, puisque
peu enclins à la confidence, bien manger était la seule preuve d’amour
recevable entre nous.
Consciente
que le coup d’envoi de la grande messe dominicale venait d’être envoyé par le
tintement des verres dans la salle à manger, je quittais mon poste
d’observatrice et me mis au travail. La table de la cuisine, plus rustique mais
tout de même prudemment recouverte d’une toile cirée fleurie, dont les couleurs
étaient largement passées, disparaissait littéralement sous la multitude de
plats à gratin, d’assiettes plates et creuses et de plateaux, de toutes les
tailles et de toutes les couleurs. Une pagaille savamment organisée par la
cuisinière en chef, ma grand-mère, qui n’avait plus quitté la cuisine durant
des jours et des nuits pour que ce repas soit à la hauteur des exigences
familiales. Tout avait évidemment été concocté par ses soins, avait mijoté
pendant des nuits à feu doux, avait été mixé, coupé, mélangé, assaisonné d’une
main experte. Ce n’était pas une cuisinière professionnelle, elle n’aurait
jamais trouvé sa place dans un restaurant étoilé. Son savoir-faire était aux
antipodes des fins gourmets, nous en étions bien conscients. Rien n’était
présenté avec raffinement ni découpé à la mandoline avec délicatesse. En
revanche, même si elle cuisinait pour 40 voleurs affamés alors que nous étions
tout au plus une quinzaine à table, il n’y avait presque jamais de restes, tous
les légumes provenaient de son potager, et tout était rigoureusement naturel.
Ma
grand-mère avait gardé en mémoire le savoir-faire des femmes de sa lignée. Ses
sœurs, sa mère et sa grand-mère avant elle avaient fait les mêmes recettes,
sans jamais rien noter, faute de savoir écrire. Aucune n’avait côtoyé de près
ou de loin la salle de classe unique de leur petit village dans les collines de
Calabre, aucune ne savait lire, mais elles savaient toutes parfaitement compter,
selon des raisonnements qui n’appartenaient qu’à elles.
Ceci
dit, chez nous, en cuisine, on ne comptait rien du tout. On mélangeait les
ingrédients à la louche, et vaille que vaille, le résultat était toujours
succulent. Cette magie était stupéfiante.
Cette
fois encore, elle s’était surpassée. De délicieux arômes embaumaient la pièce,
s’échappant des plats fumants prêts à être dévorés : aubergines gratinées
au parmesan, tomates confites dorées à l’huile d’olive, coquilles saint Jacques
débordant de béchamel, dindonneau doré au four trônant majestueusement dans un
plat de pommes de terre au romarin, lasagnes gargantuesques à la viande de bœuf
– jour de fête oblige, c’est mon grand-père en personne qui s’était déplacé à
la boucherie- et à la sauce tomate maison, concoctée dans cette même cuisine
l’été précédent. Les entrées, déjà sur la ligne de départ, trépignaient
d’impatience et se disputaient la première place de l’ordre de service :
cœurs d’artichaut sous huile, beignets de fleurs de courgette, beignets de
pommes de terre, sardines et anchois farcis, morue, charcuterie, fromages
piquants, arancini – faits le matin même, aux aurores précisément, pour que la
mozzarella soit bien fondante à cœur- étaient au garde-à-vous, disposés dans
des petites assiettes à dessert en porcelaine, qui ne sortaient du buffet qu’à
l’occasion des grandes réunions de famille, comme aujourd’hui.
Dans
la salle à manger, on commençait à s’impatienter. L’apéritif qui n’était pas un
réflexe naturel chez nous, avait déjà trop duré. Dans le Nord, dans les corons
en particulier, l’apéro c’était sacré, et mon grand-père qui avait eu tout le
loisir de le découvrir chez ses camarades mineurs avant que ma grand-mère le
rejoigne en France, avait tôt fait de s’acclimater aux us et coutumes de son
pays d’accueil. Même si l’apéritif durait moins longtemps que chez nos voisins,
on servait volontiers des verres de Pastis et de Ricard, dont les bouteilles
étaient surmontées d’un doseur en forme de boule qui nous amusait beaucoup. Les
alcools forts étaient rangés dans un meuble bas en formica, qui faisait office
de meuble télé dans la cuisine. Aller chercher ces bouteilles était une très
grande responsabilité, que nous nous partagions mes cousins et moi, à tour de
rôle, conscients de la marque de confiance qui nous était témoignée. D’ailleurs,
chaque branche de la famille possédait ce meuble - pour les invités - même ceux
qui ne buvaient pas d’alcool. Cacahuètes salées et mélange de fruits exotiques
séchés étaient pris d’assaut dès le début de l’apéritif, et aussitôt regrettés
quand les premières entrées arrivaient. À partir de là, nous nous imaginions tels
des ballons de baudruche, prêts à s’envoler à chaque bouchée. Personne ne s’est
finalement jamais envolé- en tout cas pas en ma présence -mais enfants, nous ne
pratiquions pas le second degré, aussi nous guettions nous les uns les autres, à
qui s’envolerait le premier.
Mon
grand-père, assis en bout de table, était dos à la fenêtre qui donnait sur la
rue, pour garder un œil sur toute la famille et sur ce qui se passait dans le
salon, car la double porte qui distribuait le reste de la maison était ouverte
dans ces grandes occasions. Il avait dû mettre la rallonge, cette fois,
personne ne manquant à l’appel. Ses fils étaient assis autour de lui, leurs
femmes, debout jusqu’à la dernière minute du service, papillonnaient pour que
personne ne manque de rien. Leurs voix joyeuses, tonitruantes, égrainaient des
mots dans les deux langues, et nous suppliaient ma grand-mère et moi, de les
nourrir- avec toute la mesure qui les caractérisait - avant qu’ils ne s’évanouissent.
Quand
nous arrivâmes avec les premières entrées, pour nous accueillir, mon
grand-père, d’excellente humeur, se mit à chanter en dialecte pour accompagner
le service. Ses petits-enfants reprirent en chœur avec lui, en attendant que
tous soient servis et que, commençant à manger le premier, il déclare les
festivités ouvertes.
Les
plats passaient de main en main dans un joyeux brouhaha. Le pain tendre et plat,
était fait maison selon une recette secrète passant de génération en
génération. Pour le couper, mes grands-parents avaient une technique inédite :
ils le plaçaient contre leur poitrine, et coupaient des tranches épaisses en
partant du milieu, exercice périlleux qu’aucun de nous n’était autorisé à reproduire.
À
chaque début de repas, le vin, contenu dans des bouteilles entourées d’osier,
emplissait les verres en cristal que ma grand-mère remisait dans son buffet
vitrine, telles des reliques saintes toute l’année, et qu’il nous faudrait
ensuite laver avec le plus grand soin, sous peine de malédiction éternelle.
Mon
grand-père, une fois son verre de Chianti servi, commençait son rituel. Nous
attendions tous ce moment, qui constituait sa marque de fabrique, le point d’orgue
du spectacle familial. Peu religieux, voire pas du tout, il avait pris
l’habitude de bénir le vin en ce qu’il pensait être du latin, alors qu’il
n’avait sans doute jamais entendu parler latin de toute sa vie. Il
leva son verre, fit un signe de croix en répétant ces mots avec beaucoup de concentration
pour ne pas éclater de rire : « vino
che te benedica, che te consulam » ce à quoi nous répondions tous « Amen » l’incitant à boire
une gorgée. Après quoi, il reposa son verre avec cérémonie, soupira d’aise et
dit avec malice « Acqua era »,
le breuvage étant si pur qu’il lui avait semblé boire de l’eau à la fontaine.Nous
adorions ce moment, nous trépignions d’impatience, étions heureux et guillerets
d’assister à cette scène dès que le calendrier sortait, à la simple perspective
de vivre cet instant. Le
repas ne commençait vraiment qu’à partir de la
fameuse bénédiction du vin. Les plats circulaient toujours dans le même
sens : d’abord mon grand-père, puis dans le sens des aiguilles d’une
montre, jusqu’à ma grand-mère, qui refusait de s’asseoir et de manger tant que
ses fils n’étaient pas servis…
En
ouvrant les yeux, j’avais encore l’impression de sentir les parfums des plats,
d’avoir le goût des lasagnes sur le palais, d’entendre les voix et les rires
qui résonnaient dans la salle à manger. Quelle sensation étrange de revivre
cette scène de ma jeunesse comme si j’y étais, comme si rien n’avait changé
vingt ans après! Dans
la cuisine, le soleil caressait la table de ses rayons, le café passait dans la
petite cafetière italienne. Pensive, encore empreinte du rêve qui venait de
s’achever, je réalisai combien ces repas étaient précieux, à quel point la
cuisine de ma grand-mère conjuguée à la personnalité de mon grand-père, avaient
soudé les liens de ma famille.
En
leur mémoire, je levais ma tasse, bénis le café en latin, et souris en italien.
(Ce texte est une nouvelle originale, spécialement écrite pour participer au concours de Nouvelles Mange Lille, qui s'est déroulé les 22 et 23 septembre 2017, dont le texte gagnant s'intitule "La crème de la crème" de Nathalie Carton Lou.)
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